CHAPITRE XVIII
Ce matin-là, la plage apparaissait moins encombrée qu’à l’ordinaire. Greg, suivant son habitude envoyait des gerbes d’eau autour de lui. Lucky, allongée sur le sable, prenait un bain de soleil, ses longs cheveux blonds répandus sur ses épaules. Miss Marple remarqua l’absence des Hillingdon. Une cour d’admirateurs entourait la señora de Caspearo qui s’entretenait avec eux en un espagnol bruyant. Quelques enfants italiens et français jouaient au bord de l’eau, poussant parfois de stridents éclats de rire. Le chanoine et Miss Prescott étaient installés sur des chaises longues. Le clergyman, le chapeau penché sur le front, semblait somnoler. Miss Marple s’assit sur une chaise vacante près de celle de Miss Prescott, en soupirant :
— Ah ! mon Dieu !
— Hélas ! répliqua sa voisine. C’était là leur commune contribution au malheur, à l’injustice d’une mort violente.
— Cette pauvre Victoria… chuchota Miss Marple.
— C’est bien triste, convint le chanoine, subitement réveillé, vraiment lamentable…
— Un moment, nous avons pensé partir, Jeremy et moi, mais nous y avons renoncé pour ne pas peiner les Kendal. Après tout ce n’est pas leur faute. Ce drame aurait pu se passer n’importe où.
— Au milieu de la vie, nous sommes déjà dans la mort, prononça solennellement le chanoine.
Miss Marple susurra :
— Molly est une très gentille fille. Elle ne me paraît pas en très bonne santé ces jours-ci…
— C’est une hypernerveuse. Rien d’étonnant, quand on connaît sa famille…
Le chanoine protesta mollement :
— À mon avis, Joan, il y a certaines choses…
— Mais tout le monde est au courant ! Les parents de Molly habitent non loin de chez nous. Une grand-tante… plus que bizarre… et figurez-vous, ma chère, qu’un de ses oncles se déshabilla en public, dans une station de métro ! À Green Park, il me semble.
Le chanoine éleva la voix :
— Joan, ce sont là des choses qui ne devraient pas être répétées.
Miss Marple commenta :
— Quelle tristesse !… Toutefois, un comportement aussi insolite n’est pas forcément une preuve de folie. Je me souviens – lorsque je travaillais pour le Secours aux Arméniens – d’un très respectable membre du clergé qui se conduisit de la même façon mais à Piccadilly Circus ou à Knightsbridge. On a téléphoné à sa femme qui l’emmena en taxi, enveloppé dans une couverture.
— Je dois préciser que les proches parents de Molly Kendal paraissent tout à fait normaux. Molly ne semblait pas s’entendre avec sa mère, mais aujourd’hui c’est souvent le cas. Elle fréquentait alors, un garçon pas bien du tout. Sa famille désapprouva son choix. Elle avait été mise au courant, non par la jeune fille, mais par un étranger. Naturellement, sa mère demanda à Molly de présenter son soupirant pour se faire une opinion à son sujet, mais elle refusa, prétextant que ce serait humiliant pour le garçon d’être conduit à la famille et examiné comme un cheval à vendre.
— Il est bien difficile de vivre avec les jeunes…
— Toujours est-il que ses parents interdirent à Molly de revoir son amoureux.
— Des méthodes dépassées, ma chère ! De nos jours, les jeunes filles travaillent et choisissent leurs relations, qu’on le leur interdise ou pas.
— Mais c’est alors qu’un hasard heureux mit Tim Kendal en présence de la révoltée qui oublia vite l’autre garçon. Je ne puis vous dire à quel point la famille en fut soulagée !
Ces racontars reportèrent Miss Marple bien loin en arrière. Elle se souvint de ce jeune homme rencontré à une partie de croquet. Il semblait si gentil, si gai – presque bohème. D’une façon tout à fait inattendue, il plut beaucoup à son père. La maison lui fut ouverte et c’est alors que Miss Marple découvrit qu’il était somme toute fort ennuyeux.
Le chanoine paraissait de nouveau endormi, la vieille demoiselle se risqua sur le terrain qu’elle avait hâte de retrouver :
— Vous savez tellement de choses à propos de St. Honoré… Vous y venez depuis plusieurs années, n’est-ce pas ?
— Depuis trois ans. Nous aimons beaucoup St. Honoré. Les gens y sont charmants et n’appartiennent pas aux riches « m’as-tu-vu ».
— Vous devez alors bien connaître les Hillingdon et les Dyson ?
— Assez bien, ma foi.
— Le major Palgrave m’a raconté une histoire particulièrement intéressante…
— Il en possédait tout un répertoire ! Il a évidemment beaucoup voyagé : l’Afrique, l’Inde, et même la Chine, je crois.
— Je ne voulais pas parler de ce genre d’anecdote. Ce récit était en relation directe avec une des personnes que je viens de citer.
— Vraiment ?
— Maintenant, je me demande…
Lentement, elle parcourut la plage des yeux, pour arrêter son regard sur Lucky, toujours allongée sur le sable.
— Elle a obtenu un très joli bronzage, n’est-ce pas ? Et ses cheveux ! Ils sont si beaux ! Presque de la même couleur que ceux de Mrs Kendal.
— Oui, mais ceux de Molly ont leur couleur naturelle, tandis que ceux de Lucky doivent leur éclat à la teinture !
— Vraiment ! Joan ! protesta le chanoine se réveillant inopinément, c’est là un détail peu charitable à révéler. Et à mon avis, les cheveux de Mrs Dyson sont très jolis !
— Je vous assure, mon cher Jeremy, qu’aucune femme ne s’y tromperait !
Plutôt que de discuter sur un sujet où il manquait d’expérience, le chanoine préféra se rendormir. Aussitôt, Miss Marple en profita :
— Le major Palgrave m’a exposé une histoire incroyable au sujet des Dyson. J’avoue que je n’ai pas très bien compris.
— Je sais ce dont il vous a parlé. Cela a fait beaucoup jaser à l’époque, lorsque la première Mrs Dyson est morte d’une façon subite. En fait, tout le monde la prenait pour une « malade imaginaire » – une hypocondriaque. Naturellement quand elle eut cette attaque et mourut d’une manière aussi rapide, les langues allèrent bon train.
— Qu’en a dit le médecin ?
— Il a été surpris, paraît-il, mais c’était un débutant, sans expérience. Le mari a assuré que sa femme souffrait de troubles gastriques. On a accepté ce décès. Il le fallait bien…
— Mais vous-même ?…
— Vous me connaissez, je m’efforce toujours d’être sans parti pris, mais enfin, en face de certains événements, les gens discutent…
— Joan ! (Le chanoine se dressa belliqueux.) Je n’aime pas, mais là, pas du tout, cette sorte de ragots haineux ! Ne vois pas le mal, n’écoute pas le mal, ne parle pas du mal, et surtout : ne pense pas au mal ! Voilà quelle devrait être la devise de tout chrétien.
Les deux femmes restèrent silencieuses. Bien que réprimandées – fidèles à leur éducation – elles se retinrent de répondre. Mais elles se sentaient frustrées, irritées, et somme toute, assez peu repentantes. Miss Prescott jeta un coup d’œil exaspéré à son frère. Miss Marple sortit son tricot qu’elle contempla. Heureusement la Chance s’avérait de leur côté.
— Mon Père ? prononça une petite voix pointue.
Une fillette française se tenait près de la chaise du chanoine.
— Mon Père ? murmura-t-elle d’une voix émue.
— Eh ? Oui ? qu’est-ce qu’il y a, ma petite ?
Une dispute venait d’éclater entre les jeunes baigneurs et le chanoine – qui aimait beaucoup les enfants – se montrait toujours ravi d’être choisi pour arbitrer leurs querelles. Il se leva allègrement et suivit son guide au bord de l’eau.
Miss Marple et Miss Prescott poussèrent un soupir et se tournèrent avidement l’une vers l’autre. Sans perdre une seconde, Miss Prescott entama :
— Jeremy – avec juste raison – réprouve les rumeurs désobligeantes, mais on ne peut vraiment ignorer ce que l’on raconte. Et il y eut beaucoup de bavardages à l’époque.
— Vraiment ?
— Cette personne – qui s’appelait Miss Greatorex, en ce temps-là – s’occupait de Mrs Dyson, sa cousine, et lui servait d’infirmière, pour ainsi dire. Les gens remarquèrent assez vite qu’une sympathie peut-être excessive, rapprochait Mr Dyson et Miss Greatorex. Le genre de choses que l’on détecte rapidement. Puis, il y eut de curieux bruits à propos d’un médicament qu’Edward Hillingdon se serait procuré, pour elle, chez le pharmacien.
— Que venait faire Edward Hillingdon là-dedans ?
— Il se montrait très empressé lui aussi auprès de Miss Greatorex. Et Lucky – Miss Greatorex – opposait Gregory Dyson à Edward Hillingdon. Il faut bien admettre qu’elle a toujours été une femme attirante.
— Elle n’est plus aussi jeune aujourd’hui.
— Exactement. Mais elle est encore très bien. Elle semblait très dévouée à sa cousine. Vous imaginez la situation.
— Que disiez-vous à propos de cette histoire de pharmacie ?
— Il me semble me rappeler qu’ils se trouvaient alors à la Martinique. Les Français sont plus souples que nous en matière de médicaments. Ce pharmacien en parla à son entourage et la nouvelle se répandit. Vous savez comment cela se passe…
— Mais je ne vois pas comment le colonel Hillingdon…
— J’imagine qu’il a tiré les marrons du feu. Enfin, Gregory Dyson se remaria au bout d’un temps indécemment court. À peine un mois plus tard, d’après les dires.
Elles se regardèrent.
— Mais officiellement, on ne soupçonna rien ?
— Seulement des murmures. Après tout il n’y a peut-être rien eu d’anormal dans ce décès.
— Le major pensait différemment.
— Vous l’a-t-il confié ?
— Je le crois, mais je n’en jurerais pas, car je ne l’écoutais pas vraiment. Je me demandais seulement s’il vous en aurait parlé à vous aussi ?
— Il m’a montré du doigt Lucky, un jour.
— Non ?
— Si ! D’abord j’ai dû me persuader qu’il s’agissait bien de Mrs Hillingdon. Il lança : « Regardez donc cette femme là-bas ? À mon avis, elle a commis un crime et s’en est sortie. » Sur le moment, j’en fus choquée et répliquai sèchement : « Vous plaisantez, j’imagine, major Palgrave ? », et il me répondit : « Oui, chère demoiselle, il est préférable d’appeler cela une plaisanterie. » Les Dyson et les Hillingdon se trouvaient assis non loin de notre table et j’espérai qu’ils ne l’avaient pas entendu. Mais le major insista : « Je n’aimerais pas aller à un cocktail-party et être servi par une certaine personne. Cela ressemblerait trop à un souper chez les Borgia. »
— Très intéressant. Fit-il également allusion à une photographie ?
— Je ne m’en souviens pas. Vous voulez dire un article de journal découpé ?
Miss Marple qui allait répondre se retint. Une ombre se profila sur le sable, et Evelyn Hillingdon s’arrêta un instant près des deux bavardes.
— Bonjour.
— Je me demandais où vous étiez, répondit Miss Prescott.
— Je reviens de Jamestown, où j’ai fait des courses. Je n’ai pas emmené Edward avec moi, car les hommes détestent suivre les femmes dans les magasins.
— Avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant ?
— Je n’ai pas tellement cherché, je devais seulement aller chez le pharmacien.
Elle sourit puis continua son chemin. Miss Prescott remarqua :
— Une charmante femme cette Evelyn Hillingdon, bien qu’il ne soit pas facile de la comprendre. On ne sait jamais ce qu’elle pense. Avec son mari, ils habitent un coin agréable dans le Hamsphire.
— Connaissez-vous la région ?
— Mal… Je crois que leur maison est située non loin de Alton.
— Où vivent les Dyson ?
— En Californie. Mais ils voyagent beaucoup et sont très rarement chez eux.
— On apprend si peu sur les gens que l’on rencontre en voyage. On ne sait que ce qu’ils nous révèlent eux-mêmes. Par exemple, vous n’êtes pas absolument certaine que les Dyson habitent la Californie.
— Je suis sûre que Mr Dyson me l’a appris.
— Exactement ce que je voulais souligner. Il en est de même pour les Hillingdon. En déclarant qu’ils vivent dans le Hampshire, vous ne faites que répéter ce qu’ils vous ont dit, n’est-il pas vrai ?
— Voulez-vous insinuer qu’ils n’y vivent pas ?
— Non pas ! Simplement, je tenais à vous démontrer que l’on ignore tout des autres. Moi-même, je vous ai affirmé que je demeurais à St. Mary Mead, qui est un endroit dont sans aucun doute, vous n’avez jamais entendu parler. Mais vous ne le savez pas réellement, vous n’en avez pas une preuve formelle…
Miss Prescott se retint de remarquer qu’elle se moquait pas mal de connaître l’endroit où Miss Marple vivait. À la campagne, quelque part au sud de l’Angleterre, et c’est tout ce qu’elle avait retenu.
— Je suis très bien votre raisonnement. On n’est jamais assez méfiant lorsqu’on se trouve à l’étranger.
— Pas tout à fait. Une idée extravagante traversait l’esprit de Jane Marple. Comment s’assurer que le chanoine et Miss Prescott étaient bien le chanoine Prescott et Miss Prescott ? Ils l’affirmaient et il n’existait aucun témoignage pour les contredire. D’autre part, il s’avérait assez facile de porter les vêtements appropriés et d’user du langage adéquat. S’il y avait un but à ce déguisement ?… Elle connaissait un peu le clergé de sa région, mais les Prescott venaient de Durham, dans le Nord.